Alors on regardait les bateaux… Comme chantait le chanteur…On passerait des heures à regarder les oiseaux et les bateaux dans le port d’Essaouira. Ils sont indissociables.
La symphonie hurlante des goélands et des mouettes ne s’achève jamais.
En breton leur nom « Gwelan » signifie bien pleurer, mais ils semblent tout autant rire, ricaner, chanter, roucouler, alerter, s’invectiver, qui sait vraiment ?
Sans doute, du fait de leur fréquentation quotidienne, quelques pêcheurs d’Essaouira finissent-ils par connaître le langage des volatiles marins et par pouvoir interpréter les cris stridents de ces gourmands qui survolent en un ballet tournoyant le petit port. En formations d’escadres de chasse ou plus rarement solitaires ils fondent comme des éclairs sur les restes de poissons et de crustacés qui jonchent le sol. Ils savent qu’ils sont les invités permanents de ce festin royal ininterrompu.
Se trouveraient-ils parmi eux quelques descendants de Jonathan Livingstone ? Un livre, un film et une musique de Neil Diamond ont raconté les aventures de ce goéland voyageur. Dans les année années 1970, il a bien dû allonger son vol jusqu’au-dessus de la petite cité marocaine, où l’on rencontrait Donovan, Jimmy Hendrix, Cat Stevens, Mick Jagger. D’ailleurs les cultures rock-folk et hippie baignent encore les rues de la citadelle.
L’observation des oiseaux qui se comportent en véritables maîtres des lieux peut aussi évoquer le moins psychédélique film d’Alfred Hitchcock.
En 1949, un autre grand réalisateur installe ses caméras sur les remparts embrumés de la ville qui s’appelle encore Mogador. Orson Welles y tourne sa version de la tragédie shakespearienne Othello. Les habitants les plus âgés se souviennent bien des heures passées à figurer des soldats revêtus d’armures réalisées à base de boîtes de conserve !
Dans tous les cas la « Saint-Malo » marocaine fascine et captive ses visiteurs. Essaouira et ses ruelles animées, ses galeries d’art colorées, ses plages de sable doré, ses vagues agitées et ses surfeurs…Certes, mais Essaouira ou Mogador c’est d’abord une histoire de bateaux à travers les siècles.
Le regard descend alors vers les darses où se balancent doucement les floukas, petites embarcations locales. L’accumulation dans ces bassins des barcasses au bleu profond dégage beaucoup de poésie.
Il y a très longtemps déjà les Berbères les fabriquaient et les techniques ancestrales se sont perpétuées.
L’activité de chantier naval a fait partie intégrante de l’identité d’Essaouira dès la création du port au XVIIIe siècle et a suivi les aléas de l’histoire, du développement du port et de l’économie locale mais sans jamais s’interrompre jusqu’à nos jours.
L’âge d’or de la cité se situe entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Créée par le Sultan Sidi Mohammed Ben Abdallah qui fait appel à Théodore Cornut, un disciple de Vauban, pour la dessiner, elle devient le « Port de Tombouctou ». C’est en effet aux pieds de ses remparts et sur ses quais que se retrouvent les caravaniers subsahariens pour exporter leurs précieuses marchandises. Les peaux de mouton, les huiles, les plumes d’Autruche, la gomme arabique, le cuivre, l’ivoire, l’or, les épices, les amandes… seront débarqués dans les ports de Marseille, de Londres, d’Amsterdam, de Pise ou de Livourne. Le petit port de commerce royal est nettement favorisé par des droits de douane faibles et devient le premier du Royaume du Maroc avant Rabat, Salé, Tanger, Larache, Safi, Agadir, Tétouan, Casablanca, Mazagan (El Jadida), autres ports d’échanges maritimes. L’activité est florissante et des milliers d’étrangers se mêlent aux habitants, tous vivant en parfaite intelligence.
Mais en 1844, la paisible harmonie est brisée par le bruit des canons français qui bombardent la ville.
Un lent déclin suivra car les décennies suivantes verront l’essor d’autres ports aux eaux plus profondes comme El Jadida, Tanger, Casablanca, Agadir.
Mais le chantier naval survit aux bouleversements historiques et économiques.
Aujourd’hui, on en fait la visite avec un intérêt et un plaisir nourris par les explications vivantes d’un guide local. Ici chalutiers, sardiniers et palangriers sont entretenus, restaurés ou construits intégralement par des charpentiers de marine aux techniques traditionnelles. En se retrouvant entre les différentes carènes de bateaux on est saisi par les odeurs si particulières de bois qui viennent s’ajouter aux effluves de la mer et du poisson frais. L’eucalyptus est l’essence principalement utilisée pour la construction mais aussi l’acajou, le sapin rouge, le teck. Le travail est exécuté manuellement, avec peu d’outils et les assemblages sont impressionnants. On reste bouche bée devant la beauté des formes, la souplesse des matériaux, les lignes fuselées des coques, la facilité, le plaisir et le cœur que semblent mettre à l’ouvrage les talentueux artisans. Ils saluent les visiteurs de leurs larges sourires, trop contents et fiers que l’on admire leur savoir-faire. Il leur faudra environ une année pour achever leur bateau, lui assurer la stabilité, l’insubmersibilité, la solidité qui lui permettront de prendre la mer et d’affronter les rouleaux de l’Océan Atlantique.
Les pêcheurs valeureux ramèneront dans leurs filets pageots, merlus, sardines, sars, mulets, requins, espadons, soles, ombrines, dorades, mostelles, araignées de mer, homards… pour notre plus grand plaisir de gourmets.
A l’heure du crépuscule, la silhouette du fortin quadrangulaire flanqué d’échauguettes se détache pour veiller sur le port. On pense alors forcément aux images mystérieuses en noir et blanc du film d’Orson Welles. Et dans le silence nocturne qui s’installe, on attend de voir surgir l’imposante et ombreuse stature de l’énigmatique Maure Othello.