ELIAS CANETTI, IMPRESSIONS DU MELLAH
En 1953, l’écrivain Elias Canetti, Prix Nobel de Littérature, se rend à Marrakech pour la première fois. Dans son récit de voyage intitulé “Les voix de Marrakech”, il s’intéresse aux bruits, aux gestes, aux regards croisés dans la ville rouge. Son ressenti, ses rencontres et ses sens vont guider et ponctuer son séjour. Il passe quelques heures dans le quartier juif et se rend également dans le cimetière. Au chapitre “Visite dans le Mellah”, il est frappé par les contrastes qui caractérisent le quartier. La misère qui semble sévir dans de nombreuses ruelles du quartier, le luxe affiché dans d’autres secteurs, la présence de nombreux mendiants, la résignation mais aussi la la joie et la dynamique remarquables des habitants.
“A mesure que je pénétrais plus avant dans le Mellah, je découvrais que tout devenait de plus en plus misérable. La soie et les belles étoffes étaient restées derrière moi. Personne n’y semblait princièrement riche comme Abraham. Le souk, près du portail avait représenté une sorte de quartier de luxe ; la vraie vie, celle du petit peuple, se jouait ici.
“Dans les premiers magasins que je rencontrai, on vendait des étoffes. Un des marchands mesurait de la soie avec une aune. Un autre maniait pensivement et vite son crayon et faisait les comptes. Même les magasins les plus richement installés étaient très petits. “
Il va être rapidement intrigué par la diversité de la population du quartier, par l’attitude parfois inhabituelle des habitants ou des commerçants.
“Mais ils avaient tous quelque chose en commun et, aussitôt que je me fus habitué à la richesse de leur visage et de leur expression, j’essayai de découvrir ce qu’était cette communauté. Ils avaient une certaine façon de jeter un coup d’œil rapide sur le passant et de le juger. A aucun moment je ne passais inaperçu.”
MELLAH
L’origine du mot est incertaine. Plusieurs thèses se contredisent quant à son étymologie.
Le mot Mellah désigne au Maroc le quartier où habitèrent au long des siècles les marocains de confession juive. Celui de Fès, datant de 1438, est généralement considéré comme le plus ancien du Royaume. Le Mellah de Marrakech semble avoir été établi en 1558, sous le règne d’un sultan Saâdien.
LA COMMUNAUTE JUIVE AU MAROC, DEPUIS SALOMON?
Les plus anciennes traces, symboles et inscriptions, d’une présence juive au Maroc ont été trouvées à Volubilis, ville romaine du IIe siècle av. J-C dans les environs de Fès et Meknès. Mais on peut imaginer l’arrivée de quelques premiers juifs dans ce Nord de l’Afrique avec les Phéniciens qui sillonnaient les côtes au Xe siècle avant notre ère. Leur implantation s’est propagée assez tranquillement autant dans les villes que dans les campagnes et montagnes, en voisinage parfait avec les populations locales.
Après la naissance de l’Islam et la conquête de l’Afrique du Nord par les Arabes, les juifs continueront de vivre sous les différentes dynasties musulmanes et un régime particulier leur assure une liberté de culte. A des heures parfois sombres succèderont d’autres heures fastes pour la communauté. Une grande partie des juifs d’Espagne, expulsés en 1492, viendra naturellement s’installer dans les différentes zones du Maroc. L’influence intellectuelle de cette diaspora, ses liens fréquents avec l’Europe, son rôle dans le développement économique imprégneront l’histoire et la culture du Royaume de façon indélébile.
UN GHETTO ?
Les “Mellah” ne sont, en aucun cas, des ghettos au sens de lieu fermé. Chacun peut en sortir et y entrer. On incite les juifs à y habiter et à y exercer leur éventuel commerce, afin de les protéger. Les “dhimmis” (résidents juifs qui paient un impôt spécial) se regroupent donc dans ces quartiers spécifiques, dans une grande promiscuité et exercent leurs métiers d’orfèvres, de couturiers, de merciers, de bijoutiers, de cordonniers, de menuisiers…Evidemment au cours des siècles et selon les périodes et les pouvoirs en place, bien des turpitudes et des événements fâcheux, parfois des affrontements viendront déranger ou ternir gravement cette coexistence supposée pacifique entre juifs et musulmans.
Dans les villes du Maroc, à partir du Protectorat Français, les Mellah perdront leur fonction discriminatoire et communautaire.
MARRAKECH
Le Mellah de Marrakech à proximité du Mechouar (le palais royal), devient l’une des principales zones commerciales de la ville et un quartier fortifié, avec ses portes fermées la nuit. Néanmoins, il est confirmé par de nombreux récits ou témoignages que le Mellah, historiquement, fut toujours un quartier pauvre, voire misérable. Jusque dans les années 40, il compte encore 27000 citadins.
Il était le plus grand Mellah du Maroc, comptant jusque 35000 résidents. Il abritait, aux grandes heures, des lieux d’études, de centres rabbiniques et d’instituts talmudiques qui ont formé nombre d’illustres savants, érudits et rabbins.
Dès la fin des années 50 le quartier se vide progressivement de ses habitants. De nombreuses familles juives quittent le pays, bouleversées et déchirées, prises entre les événements d’Algérie, le conflit Israélo-Palestinien et ses conséquences, ceux de la guerre du Kippour, la tentation de l’Alya, possibilité d’immigrer en Israël.
De nombreuses maisons demeurées vacantes à la suite du départ tombent en ruines ou font l’objet d’occupations illégales mais grâce à une vaste opération de réhabilitation, le quartier bénéficie d’un nouvel engouement. Rebaptisé un temps Essalam (« la paix ») il reprend en 2017 son nom originel El Mellah, sur instruction du roi Mohammed VI qui décide également d’y restaurer les rues, les maisons, les synagogues et le cimetière.
Dans son livre “le Rabbin aux mille vies” Haïm Harboun raconte son enfance dans les années 30 dans le Mellah de Marrakech :
“La vie au Mellah, en mon temps, était un combat permanent pour d’une part, survivre et manger et d’autre part, ne pas mourir de typhus ou de n’importe quelle autre maladie qui existe dans les livres, mais que les médecins européens n’ont pas diagnostiquée depuis au moins un siècle. “
“Si l’on devait décrire le Mellah en mon temps, on dirait qu’il s’agissait d’un amoncellement de bâtiments et d’habitants étendus sur une petite superficie. Le Mellah était un quartier fermé, entouré d’un vieux rempart couleur d’argile. L’intérieur était tout à fait sordide, avec des maisons en torchis. Un entrelacs de ruelles étroites et obscures où se tenaient nombre de synagogues.”
“Au nord, habitaient les familles « riches » qui possédaient des maisons à deux étages et un petit patio où, grand luxe, se tenait une fontaine entourée de quelques plantes. Mais la plupart des maisons peintes à la chaux n’avaient pas de carrelage, elles ne jouissaient pas d’électricité bien sûr. On économisait tout et surtout l’huile des lampes. La pauvreté, la misère, les maladies et la mort régnaient en maîtresses dans cette promiscuité totale et les juifs ne faisaient que maintenir une apparence d’élégance en raison de leur fierté.”
AUJOURD’HUI
Le Mellah d’aujourd’hui suscite l’intérêt de nombreux touristes. Parfois, à la recherche de leurs racines, des familles Israéliennes visitent le quartier avec émotion. Bien sûr, de très rares descendants y habitent actuellement. Si l’identité juive n’est plus aussi prégnante, l’empreinte de la culture demeure dans l’architecture particulière, et même dans les métiers et commerces actuels. C’est un labyrinthe d’allées de contrastes, de couleurs, de parfums. L’animation y est grande entre les échoppes souvent minuscules.
On y trouve l’introuvable.
Cherchez-vous un bouton de veste un peu original perdu depuis longtemps? Il est peut-être là, au fond d’un grand tiroir d’un mercier du Mellah ! Avez-vous rêvé d’un fil de laine d’une couleur improbable? Il est peut-être là, autour de ces bobines et pelotes merveilleusement bigarrées! Souhaiteriez-vous humer de nouveau une fragrance exquise de l’enfance, évanouie dans vos souvenirs? Elle peut renaître là, au milieu des présentoirs d’épices et d’huiles essentielles !
Les visiteurs du Mellah ne manqueront pas de s’intéresser à la synagogue et au cimetière très ancien.
LA SYNAGOGUE SALAT AL-AZAMA
A une époque pas si lointaine, de très nombreuses synagogues étaient parsemées dans le Mellah. Elles ont progressivement été abandonnées. La synagogue des origines dite “Synagogue des expulsés” fut ordonnée et construite dès 1492 par Rabbi Yitzhak Daloya, lui-même expulsé d’Espagne cette année-là. Celle que l’on découvre aujourd’hui date du tournant du XXe siècle. Elle est annoncée discrètement au milieu d’une longue ruelle du quartier. Elle est un des deux édifices religieux en activité à Marrakech et comporte une partie muséale. Le grand patio arboré, aux style oriental-andalou dans des tons bleus, en constitue l’élément central entouré d’un ensemble de petites salles d’études ou de prières avec coursive à l’étage. Diverses expositions y sont présentées ainsi que des documents d’archives et photos historiques. Le sanctuaire, grande salle dédiée à la prière commune est rectangulaire, orné de zelliges, de mobilier et de tapis à dominante bleue.
LE CIMETIERE MIÂARA
Le cimetière Israélite de Marrakech, le plus vaste des communautés juives du Maroc, a été fondé en 1537. La répartition des carrés est spécifique à la ville de Marrakech. Il existe des divisions pour adultes, femmes et enfants, dont 7000 petits qui moururent d’une épidémie de typhus au XIXe siècle. Le long des grands murs sont enterrés les érudits, les rabbins qui ont diffusé l’enseignement de la Torah.
Il a fait l’objet récemment d’un grand nettoyage, désherbage et est bien entretenu. Le lieu impressionne. On est forcément ému et quelque peu ébahi devant ces milliers de tombes blanches, anonymes pour les plus anciennes, couchées sous ce ciel azuré, encadrées par les murailles ocre, sur fond des sommets de l’Atlas.
A l’entrée on peut lire : “Réveillez-vous, criez de joie, vous qui demeurez dans la poussière ! Car ta rosée est une rosée de lumière…” Esaïe 26.19
MELLAH DE TOUJOURS…
Visiter le quartier du Mellah de nos jours, c’est parcourir un chapitre essentiel de l’histoire du Maroc et de la ville de Marrakech. La culture juive est un pan entier, un des fondamentaux de l’identité du pays, tout comme la culture berbère. Comme beaucoup d’autres secteurs de la ville, celui-ci ne manque pas d’insolite et de pittoresque.
Si de nombreuses zones du Mellah sont encore très déshéritées, on trouve également plusieurs maisons d’hôtes établies en son cœur. La réhabilitation et la rénovation de cette enceinte historique se poursuit, pour le bonheur et la fierté de ses habitants, un peu moins marginalisés et désœuvrés. Le quartier a été très touché par le tremblement de terre de septembre 2023. Beaucoup d’habitants seront relogés dans d’autres secteurs. Les actions de démolition et de reconstruction sont en cours, les aides financières et dédommagements également.
A n’en pas douter c’est un nouveau souffle qui s’annonce, le quartier regarde vers l’avenir sans oublier ses heures passées, glorieuses ou moins sereines mais qui tissent les fils de l’histoire universelle.